Sophie de Villeneuve : Mystique, voilà un mot qui évoque des phénomènes bizarres. D'où vient-il ?
A. F. : C'est un mot qui vient du grec mustikos, qui désignait un mystère, c'est-à-dire un culte religieux de l'antiquité. La mystique telle qu'on l'entend aujourd'hui va s'inscrire dans la religion chrétienne et se développer à partir du IIIe siècle de notre ère.
Quand on parle de « mystère », cela veut-il dire qu'il s'agit d'une expérience mystérieuse ?
A. F. : Oui, parce qu'elle est difficile à expliquer et qu'elle implique celui qui la vit, la reçoit, mais aussi Dieu, l'absolu, qui reste un mystère. C'est en ce sens qu'on peut parler d'une expérience « mystérieuse ».
Expérience, cela évoque des choses que l'on ressent ?
A. F. : En effet, ce n'est pas une expérience mentale, c'est d'abord une expérience du corps. Elle a son siège dans le cœur, et le corps en est l'habitacle. Je dirais que c'est la porte du ciel.
Vous voulez dire qu'à travers cette expérience, on a accès au ciel, à Dieu ?
A. F. : Je vais essayer de donner une définition de l'expérience mystique. Aujourd'hui, c'est un phénomène plutôt à la mode. Il n'est pas récent, mais il revient au prix d'une confusion, à côté d'une spiritualité comprise comme confort, qui laisse une large part au sentiment et à l'intuition. La mystique a un aspect péjoratif, parce qu'on l'associe à des états psychologiques troubles, ou bien à des rêveries d'inspiration religieuse. Or la mystique admet une tout autre définition. C'est un mode de connaissance de Dieu ou de l'absolu qui est issu de l'expérience, c'est très important, capable de transfigurer la condition humaine. Dans la religion chrétienne, on peut la définir comme l'union de l'âme avec Dieu. Le spécialiste de l'islam Louis Gardet la définit comme l'« expérience furtive d'un absolu ». C'est la saisie intérieure d'une réalité tout autre qui conduit à la transformation de soi. On peut dire que la mystique, c'est la possibilité d'entrer en relation avec Dieu, ou l'absolu, de l'expérimenter et de l'intégrer.
Vous dites que cela date du IIIe siècle de notre ère. Quels sont les grands mystiques qui ont les premiers vécu cette expérience, cette transformation, comme vous dites ?
A. F. : On peut retenir les noms de Plotin, ou du Pseudo-Denys, dont on a des traces écrites.
Ces mystiques avaient une connaissance intime et personnelle de Dieu ? Il se révèle à eux ?
A. F. : En général, l'expérience mystique, et on a pu le vérifier à travers l'expérience de nombreuses femmes, est un lien intime, particulier, avec la divinité.
Quand on parle de mystique, on pense aussi à des expériences étonnante : Thérèse d'Avila qui lévitait, Padre Pio qui avait les stigmates... Ça se passe toujours comme ça ?
A. F. : C'est vrai qu'on pense souvent à des expériences spectaculaires. Ce sont des expériences avérées, et on ne peut pas les écarter. Les femmes qui les ont vécues ont écrit des journaux, des lettres dans lesquels elles relatent ces expériences, avec des mots comme extase, vision, prophétie, transverbération, illumination, cardiognosie, hiérognosie, etc. Bien sûr, ce sont des expériences incroyables, mais ce ne sont pas les gages d'une expérience mystique authentique. Jean de la Croix disait que ce sont des signes que le mystique est en cheminement, et non des preuves d'une vie mystique aboutie.
Aujourd'hui, un chrétien, ou même un croyant d'une autre religion, car votre dictionnaire ne se cantonne pas au christianisme, peut vivre une authentique expérience mystique sans passer par tous ces troubles du corps ?
A. F. : Bien sûr, on peut vivre une réelle expérience mystique dans le calme, dans la paix, dans la joie, dans des sentiments beaucoup plus doux, dans des états de conscience supérieure qui sont beaucoup plus sereins. Heureusem*nt !
Parce que la vie mystique, c'est accéder à une sorte de plénitude, de paix, de sérénité ?
A. F. : Cela renvoie à la question : la spiritualité, est-ce la quête du bonheur ? Je pense que ceux qui prennent ce chemin aujourd'hui se rendent compte que la spiritualité, c'est d'abord un dépouillement de soi, une perte de ses repères – vous désapprenez ce que vous avez appris pour cheminer vers autre chose, Dieu, ou un absolu, ou un dépassem*nt de soi –, et on se rend compte que lle bonheur, ce n'est pas pour tout de suite. On peut imaginer tout de même qu'au bout d'un long chemin, on puisse accéder à des états de repos, de silence intérieur, où règne véritablement la paix, et donc à une forme de bonheur. Encore faudrait-il savoir comment définir le bonheur pour chacun.
Quelle est votre mystique préférée ?
A. F. : Ma mystique préférée est Hildegarde de Bingen, et je pense que je ne suis pas la seule. Elle a été nommée récemment docteur de l'Eglise, par Benoît XVI, fin 2012, ce qui l'a rendue encore plus populaire. J'en aime aussi beaucoup d'autres, mais elle a vécu une existence de visionnaire et de prophétesse incroyable pour son époque, où le statut de la femme était très figé, contrôlé par les institutions religieuses sous le joug masculin. Elle a fait preuve d'une liberté sans égale. Née dans une famille noble de l'actuelle Allemagne, elle a ses premières visions à trois ans, elle entre au monastère à huit ans, prononce ses vœux et devient abbesse de son couvent à 38 ans. Pendant tout ce temps, elle reçoit des visions dont elle ne parle pas, parce qu'elle est seule à les recevoir et que c'est une souffrance pour elle. Elle vit des périodes de maladie. A 43 ans, elle a une vision dans laquelle Dieu, qu'elle appelle « la lumière vivante », lui demande d'écrire ce qu'elle voit et entend. En en réfère à son directeur de conscience, qui en réfère à l'abbé du monastère, qui la prennent au sérieux. Elle commence alors la rédaction du Scivias, « Connais les voies » (sous-entendu « du Seigneur »), elle écrit à Bernard de Clervaux qui l'encourage à continuer à mettre ses visions par écrit. Lui-même en réfère au pape Eugène III, et Hildegarde devient alors un phare spirituel pour ses contemporains.
Qu'est-ce qu'elle voyait dans ses visions ?
A. F. : Beaucoup de choses. Dieu lui apporte ces visions, dans lesquelles son champ de perception est élargi au point de saisir le sens de toutes choses. Elle comprend notamment que toute la création est issue d'une énergie créatrice issue de Dieu. Elle saisit que l'univers, le ciel, la terre, les hommes, sont reliés, et que chacun est interdépendant de ces éléments. Cela lui permet de faire le lien entre les désordres de l'univers, ceux qui se produisent sur terre, et la maladie, car elle beaucoup travaillé sur la santé. La maladie pour elle est un travers de l'âme, chez l'homme.
Hildegarde, c'est la mystique par excellence ?
A. F. : Non, le dire serait la placer au-dessus des autres, or toutes ont vécu une expérience incroyable, qui peut nous inspirer.
